« Il faut que les défenseurs de la santé publique et les professionnels du vin se parlent »

Interview réalisée par la Champagne viticole.

Depuis septembre 2015, Claude Evin s’est retiré des affaires publiques. Après avoir dirigé l’Agence régionale de santé d’Ile-de-France, il a rejoint les bureaux parisiens d’un cabinet d’avocats international, DLA Piper. Comme à chaque fois que la loi Evin revient sur la scène médiatique, l’ancien ministre des Affaires sociales et de la Solidarité, dont la loi du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme porte le nom, est sollicité. La Champagne Viticole l’a contacté, et Claude Evin a accepté de nous recevoir. Pendant une bonne heure, le 14 décembre dernier, nous avons échangé avec lui sur sa loi, l’évolution de son application depuis 25 ans et bien sûr l’amendement de « clarification » récemment voté par l’Assemblée nationale.

Tony Verbicaro : Claude Evin, vous n’étiez pas favorable à l’adoption par les députés de l’article 4 ter de la loi de santé publique dite de « clarification » de la loi qui porte votre nom ?

J’étais contre, effectivement. Les condamnations ou les décisions de justice évoquées pour justifier cette démarche restent très limitées. Les publications à la veille des fêtes de fin d’année, en particulier pour le champagne, ou encore auparavant au moment des foires aux vins, ont montré des visuels qui mettent en avant l’œnotourisme sans qu’il y ait le moindre risque d’une action en justice vis-à-vis de ces publications.

Je considère qu’il n’y avait pas besoin de cet amendement. Je n’ai absolument rien contre la promotion des produits.

La loi n’a pas interdit la publicité pour les produits. Il s’agissait de l’encadrer au motif qu’on ne peut pas parler de boissons alcoolisées comme d’autres produits de consommation courante parce que la consommation, excessive certes, d’alcool au sens large du terme a des effets sur la santé et sur le comportement personnel et social qui nécessitent que sa consommation soit abordée avec prudence.

En considérant que sous l’appellation œnotourisme on pourra écrire ou produire un visuel qui présentera le produit dans n’importe quelles conditions, c’est rouvrir un un débat qui était inutile et redonner aux métiers de la publicité un élargissement du champ sur lequel ils pourront intervenir. J’ai toujours pensé, et je tiens à cette réflexion, que ceux qui ont besoin de la publicité, ce ne sont pas les petits producteurs. Ceux à qui profitent la publicité, ce sont les producteurs industriels, les bières ou les alcools forts, et les professionnels de la publicité. C’est le marché de la publicité qui est en jeu.

TV : Alors quand une collectivité territoriale décide de ne pas montrer son paysage viticole de peur d’être poursuivie en justice, elle a tort, elle ne devrait pas se censurer ?

C’est une position absurde. On m’a raconté des situations de ce type. Il y a énormément de visuels qui ne posent aucun problème. Personne ne peut imaginer que si la région Bourgogne, par exemple, utilisait un visuel viticole pour communiquer, cela serait susceptible de tomber sous le coup de la loi Evin.

TV : Pourtant l’arrêt de la cour de cassation de 2004 a ajouté au flou entre publicité et rédactionnel en disant qu’est un acte de publicité « tout acte en faveur d’un organisme, d’un service, d’une activité, d’un produit ou d’un article ayant pour effet, quelle qu’en soit la finalité, de rappeler une boisson alcoolique ». On peut comprendre qu’il y avait besoin de mieux distinguer publicité et contenu journalistique…

Pour le tabac, la loi était claire, j’ai interdit la publicité directe ou indirecte sur le tabac. Honnêtement, aujourd’hui, c’est à peu près respecté. Concernant l’alcool, je n’ai pas décidé d’interdire la publicité en faveur de l’alcool, mais j’ai interdit la publicité qui était construite pour inciter à la consommation. En revanche, j’ai permis qu’il y ait une information sur les produits et sur les régions, le tourisme d’une région, etc. Le problème, c’est que progressivement, on a cherché à renier cela pour élargir nous pas ce sur quoi on peut communiquer en faveur des viticulteurs, mais les champs sur lesquels les publicitaires vont pouvoir développer des visuels, etc. C’est cela l’enjeu. Mais il n’est jamais été interdit de faire de la publicité pour la Bourgogne ou pour les vignes de Champagne qui sont inscrites au Patrimoine mondial de l’Unesco. La loi Evin, ce n’est pas une loi absurde, quand même !

Et le texte de loi d’aujourd’hui n’est pas plus sûr sur le plan juridique qu’il ne l’était hier. Je le dis comme juriste que je suis aujourd’hui. Un texte de loi n’est jamais sûr sur le plan juridique. Il y aura toujours une interprétation possible qui ouvrira la voie à des contentieux possibles.

TV : Si la loi Evin n’empêche pas tant que ça la filière viti-vinicole française de communiquer, comme vous le dites, pourquoi tous ces débats ? A qui cela profite ?

Aujourd’hui, on est en train de raconter à un certain nombre d’acteurs qu’ils sont fragiles dans la publicité qu’ils sont capables de faire, alors qu’ils n’ont jamais été condamnés. Le débat, qui, encore une fois, ne méritait pas d’être rouvert, profite aux publicitaires, qui ont pour but d’étendre le marché de la publicité. Avec les parfums et l’automobile, les boissons alcoolisées sont les principaux marchés des publicitaires. Pour eux, l’enjeu c’est d’élargir, d’avoir la possibilité d’offrir à des produits un spectre plus large de publicité. C’est le marché de la publicité qui est en jeu, ce n’est pas l’intérêt des viticulteurs.

TV : Depuis 2012 en particulier, les échanges entre les lobbies pro et anti-alcool, pour simplifier, sont tendus. Une clé, pour avancer, n’est-elle pas l’association des professionnels du vin à la réflexion ?

On est dans une course à l’échalote entre deux lobbies qui s’affrontent. Je l’ai dit à plusieurs reprises à l’occasion du débat sur cet amendement, je regrette fortement que la ministre de la Santé qui avait annoncé en première lecture de la loi santé au printemps, parce que cet amendement y figurait alors, que le groupe de travail pour dénoncer cet amendement n’ait pas été mis en place. Je pense qu’il faut arrêter ce débat qui n’avance à rien entre les défenseurs de la santé publique et les défenseurs d’une activité économique qui doit être reconnue. Je n’ai aucune difficulté à dire qu’il faut reconnaître cette activité. Il faut parvenir à un compromis, que les gens se parlent. Actuellement, ils ne se parlent pas. Ils s’affrontent par médias interposés, qui ont tendance à réduire le sujet. Sur l’œnotourisme qui a été brandi, là, il n’y avait pas de problème, pas de sujet. Si on avait pris le temps dans un groupe de travail plutôt que dans les débats exacerbés des hémicycles, de travailler en profondeur en réunissant les deux parties, en se demandant de quoi a-t-on besoin, en se posant la question du risque, s’il y en avait vraiment, en cherchant des garanties, peut-être que l’on aurait compris que cet amendement n’étais pas nécessaire parce que communiquer sur l’œnotourisme ne posait pas de problème. Le dispositif qui vient d’être adopté a rouvert la possibilité de tenir des propos non limités au nom de l’œnotourisme. On risque des problèmes d’interprétation qui vont encore conduire les parties concernées devant le juge. Cet amendement, on n’en avait pas besoin, et il n’apporte rien.

TV : La filière viti-vinicole réclame justement d’être associée aux pouvoirs publics…

Ça me semblerait une bonne chose. On ne peut pas continuer d’avoir ces débats réguliers, avec des coups de boutoir à chaque fois dans la loi. Ça ne règle jamais rien. Ça rouvre l’élargissement des possibilités de faire de la publicité. Ce serait plus intelligent d’avoir une démarche de recherche de consensus. Qu’on s’explique, oui, que les gens s’expliquent. Mais c’est à la ministre de la Santé de prendre l’initiative.

Propos recueillis par Tony Verbicaro (La Champagne viticole)